Fratrie

Fratrie – huile sur toile – 80 x 80 cm

En reproduisant une photographie découverte dans l’album de famille, je cherche les ressemblances. Elles sont là évidentes sur la photo, mais mon pinceau s’égare touche après touche. Je suis pris d’un vertige instantané qui disparaît aussi rapidement qu’il est apparu. Ce décalage infinitésimal est amusant. Je cherche à partir de la photo de la fratrie (ma mère entourée de deux de ses frères) à capter la ressemblance. Ressemblance impossible à déterminer parce que je n’étais pas là, et que je n’ai connu aucun des trois visages sous la forme arrêtée par l’appareil. La forme est toujours changeante, sans arrêt. Ce que je trouve en ma mémoire, ce sont ces mêmes visages mais des années plus tard. Et les souvenirs ont-ils réellement une forme ? Les lignes se sont détendues, les volumes empâtés ou au contraire se sont-ils amaigris, affinés. Une touche minuscule du pinceau et les proportions et lumières se déplacent. La forme peinte rencontre une image mémorielle connue ou reconnue, me confortant : je suis bien en train de réaliser le portrait de ces trois-là mais je m’éloigne de ce qu’à enregistré l’appareil, de ce que je vois. Je m’éloigne de ce que me montre l’image, l’épreuve photographique agrandie. D’autre part, certaines touches répondent à la peinture et créent le sensible. La matière crée le sensible. Les micro-ressemblances, les micro-différences n’intéressent et ne touchent que le cercle restreint familial et encore faudrait-il que celui-ci s’y « reconnaisse ». La peinture n’a que faire du petit album de souvenir.

Trois personnages. Le premier à gauche est un jeune homme. Aujourd’hui on dirait un ado. 1957-8-9 Ils n’avaient pas encore pris le pouvoir.  (James Dean est mort en 1955). Il est trop jeune pour partir au service en Algérie. Il est à l’âge frondeur. Il va falloir penser à draguer les filles. Il va falloir s’affirmer. L’Amérique s’est installé pour un moment de pur Rock’n’roll. La jeunesse prendra le pouvoir prochainement : « bientôt sur vos écrans ». La coiffure gominée marque à jamais l’allure du rebelle. L’insouciance des années d’après guerre va faire écran. Le conflit, « réel » celui-là, a lieu loin d’ici. Son frère y est allé, son aîné, bien que plus petit que lui, par la taille. Sur la photo, à droite, l’aîné a l’air grave. Mais est-ce qu’une photo dit la vérité d’un état affectif ? A l’instant « à quoi je pense ? » Clic. L’image est dans la boîte. Qu’a-t-il raconté à son petit frère. Rien sans doute, afin de ne pas l’effrayer. Combien de temps durera le conflit ? Finalement le petit n’ira pas. Lorsqu’ils parleront, son frère, son beau-frère (mon père), des cousins, des copains du temps où ils y étaient, il haussera les épaules. « Allez ! vous n’allez pas remettre ça ». Il n’hésitera pas à dire du mal des Arabes, en général, lui qui ne les connaît pas, qui ne les a jamais vu. Bien sûr tout cela n’existe qu’en la narration, le roman familial que l’on s’écrit faute d’avoir les témoignages… Il est renfrogné le grand frère parce qu’il a des images qui le heurtent ? Il ne veut plus voir ce soleil aveuglant, la nuit, tous ces corps… Ou alors se demande-t-il si enfin les affaires vont démarrer. A qui reviendra l’entreprise du père ? Acceptera-t-elle de l’épouser ? Un roman. Un de plus. Des cartons de feuillets noircis… à la génération suivante. Du silence naît le tumulte. Mais il faudrait hurler pour qu’on l’entende ce silence et nul n’y tient. Petites histoires, petits meurtres, entre soi, petits soldats du ressentiment.

Elle, au milieu, semble épargnée entre ses deux frères. Cette jeunesse est heureuse et paisible. Comment faudra-t-il s’en défaire pour entrer dans une autre famille ? Ce bonheur deviendra lui aussi silence, parce qu’il n’est pas de mise. Une femme épouse un homme, la famille de cet homme, le passé de cette famille et doit se détacher de sa famille, de son passé. C’est ainsi. Sur la photo elle a un air rêveur. Peut-être pourrait elle dire : « j’étais tout à fait gaie, car la disparition totale de mon ennui, sur lequel je n’avais pas encore osé mettre de nom, me changeait agréablement. » (Sagan, un certain sourire). Mais j’entends les dénégations de ma mère si je lui soufflais cette phrase. « Oh non ! »

Mémoire dans la mémoire. Une image est dans les pensées de ma mère sur la photo de la fratrie. Elle se souvient… il y a quelques années… Précisément… Ces journées chaudes, été, chaleur familiale chez sa tante en compagnie de sa sœur. Elle racontera les journées heureuses à la ville chez Gaby, à ses enfants, avant de fréquenter leur père. Cette image serait une image du passé, présente, et je pourrais l’ajouter à la collection des images de la période (fermée arbitrairement), quelques images mentales et mémorielles qui hantent les personnages sur les photos. Des images présentes et invisible. L’image de son homme « au régiment » qu’elle ne peut s’imaginer, (elle ne verra que plus tard les « images du régiment »). Imagine-t-elle des images proches de celles qu’elle verra, de ce qu’il lui montrera à son retour ? Ce qu’elle a vu, ce qu’elle a vécu, les illustrations des livres, les images de la presse, du cinéma, les photos de famille…

Cet homme est au service au moment où est prise la photo. Lui écrit-elle ? Je n’en sais rien. Pense-t-il à elle ? Je n’en sais rien. C’est pour cela que je fredonne. Les Parapluies de Cherbourg  seront réalisés quelques années plus tard, aucun des trois personnages n’a en tête la musique de Legrand. C’est pourtant la bande son qui accompagne la réalisation du tableau. L’intrigue du film est située en 1957. Je pourrais coller aussi si ça me chante un dialogue d’Adieu Philippine (Rozier) tout aussi anachronique. Finalement cette image est introuvable, je ne peux m’en approcher sans le recul de l’histoire. L’ambiance dans laquelle elle baigne, lui est étrangère. Rien d’étonnant que de cette position, c’est la génération suivante qui apparaisse sous le pinceau, qui réapparaisse, mes cousines S ; ou F ;, mes oncles 20 années plus tard, leurs pères, mes sœurs…

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