mains de pianistes – Monk
Mains de pianistes – Thélonious Monk 1959
Huile sur toile 30×30 cm
2023
Thélonious Monk s’est vu retirer en 1951 sa carte de cabaret qui lui permet de jouer en ville, et ce jusqu’en 57; ce n’est donc pas avec des concerts qu’il va gagner de quoi faire vivre son foyer.
C’est avec la parution de son troisième album chez Riverside, Brilliant Corners (1956), qu’éclate cette évidence. Là, ça y est.
Quand le disque sort en 57, Monk a trente-neuf ans.
le public ne s’y trompe pas: dans Brilliant Corners il applaudit, enthousiaste, la position la plus extrémiste du pianiste.
Je ne sais pas si c’est une coïncidence, mais juste avant d’enregistrer cet album, l’appartement dans lequel Thelonious habitait avec sa famille depuis plus de trente-cinq ans flamba entièrement. Piano, partitions, contrats, photos, disques mobilier, tout. Un désastre. (…) Alors que, tout d’un coup tout se débloque, comme s’il fallait payer ce tribu au destin pour le voir s’éclaircir. On efface tout et on recommence, sur le bon pied, cette fois-ci. Le sacrifice du feu.
Monk se rachète un piano, si grand qu’il empiète sur la cuisine, et enregistre comme on l’a dit son premier album solo Himself, 1957
En été. Monk a récupéré sa cabaret card, et le voilà enfin autorisé à se produire à New-York. C’est alors qu’il trouve au début de l’été un engagement dans un petit club peu connu du Lower East Side. Le Five Spot où il va emmener son trio qui deviendra rapidement un quartet avec… John Coltrane. Sensation. Le groupe fait l’effet d’une bombe. En décembre de la même année, il participe en trio à l’émission de Télé « The sound of jazz », pour la chaine CBS, qui achève de diffuser à l’échelle nationale son succès new-yorkais. Il y partage la soirée avec les grands anciens : Billie Holiday, Count Basie, Coleman Hawkins ; Ben Webster…
Monk a quarante ans et son heure est enfin arrivée. (…)
en août 58, les critiques du magazine Dawn Beat finissent par se rendre à l’évidence, et le couronnent musicien de l’année. Bref, Monk tient le bon bout. Son destin est en train de prendre un poids sensible. On voit qu’il est bien parti. Un bon producteur, un bon agent, du pognon, de la reconnaissance, de la belle musique, le sentiment d’y être parvenu par détermination et non par chance ou par compromission, il y en a beaucoup qui sont morts avant d’avoir vu ça. Bon, bien sûr, il y a ces absences de Thelonious, qui peut errer dans une ville sans savoir où il va, ni qui il est… II y a ces jours et ces nuits d’affilée, où il arpente sa chambre sans interruption , jusqu’à épuisement total… Il y a ces périodes de mutisme où il ne dit absolument rien, même pas à sa femme ou ses enfants…
On ne peut pas vraiment dire que Thelonious a des mains de pianiste.
Lui, sa main, c’est une paume qui se divise en cinq, et dont chaque doigt finit par un extraordinaire ongle en pointe, qui semble couvrir à lui seul la dernière phalange, aboutissement presque végétal de cette subdivision.
Ses mains sont étonnamment petites quand on considère sa stature. On prétendra même que sa technique, si éminemment personnelle, trouva son origine dans cette contrariété. Il a même des difficultés à effectuer des dixièmes au piano : c’est à cet intervalle, environ 23 cm d’écartement, qu’un pianiste peut mesurer la largesse avec laquelle la nature l’a traité. La main de Monk ne semble pas faite pour se fermer en poing et une force invisible semble raidir ces doigts pour au contraire les tendre en pointe. De plus, ils ne s’écartent pas beaucoup les uns des autres, les doigts de Thelonious. Ils aiment bien rester ensemble, on ne sait jamais qui va faire quoi, avec eux. On peut leur coller une cigarette, une grosse bague, un verre de whisky, c’est un peu le râteau, ça ne change pas grand-chose. Du coup, sur le clavier, ça donne des résultats impensables. Un extrait du film Straight, No Chaser montre Monk, durant un solo de piano, tirer un mouchoir de sa poche, retirer sa cigarette de sa bouche, éponger son front trempé de sueur (avec toujours la cigarette dans l’autre main), poser la cigarette sur le rebord du piano ( où elle· brûlera naturellement le bois), puis le mouchoir, le tout en improvisant, mouchoir et cigarette à la main selon les différentes étapes, sur les accords de Round midnight ! Il peut tout faire avec ces mains-là ! Ce ne sont pas des mains strictement réservées au piano, des mains frileuses et coquettes, des divas. Avant de frapper le clavier, elles entraînent avec elles un espace, une vie, un vide: BANG! Le champ d’action des mains de Monk, c’est beaucoup plus que la surface noire et blanche des huit octaves ! D’abord, ce n’est pas une surface, c’est un volume! Un mètre au-dessus, un mètre à côté, un devant, un derrière ! Debout, assis, penché en avant, encore une fois pas comme Jarrett dont les mains ne quittent jamais le clavier, mais attaquant de très loin, de très haut, comme lui seul peut le faire. Il joue des notes qui doivent peser dans les cent kilos ! BANG! BANG! Ou parfois, elles pèsent quelques milligrammes, elles existent tellement peu qu’elles acquièrent le statut, bien connu des copistes, de ghost note, de note fantôme qui vient, de temps en temps, hanter le clavier … Et sur ces mains, des bagues. Parfois une sur chaque, mais toujours celle de l’annulaire gauche, la fameuse bague qui se lit MONK. Pour jouer avec un caillou comme ça, il faut de l’entraînement! Surtout qu’il en porte souvent une autre au petit doigt de la main droite, un genre de chevalière plutôt mastoc, qui n’arrête pas de se retourner quand il improvise et qu’il tripote distraitement lorsqu’il est embarrassé. À croire qu’il les porte exprès pour s’empêcher de jouer ! Quand on voit débarquer un pianiste qui a des bagues comme ça aux doigts, on se range sur le côté ! Après vous ! Ce sont des mains paradoxales, des mains que l’on croirait grossières, mais qui peuvent, avec une infinie délicatesse, tenir une mouche par les ailes … Des mains qui ne se déplacent pas en vain. Pas fébriles. Pas toujours sûres du résultat, mais pas fébriles. Parfois, il pique un accord sur le clavier, puis relève aussitôt les bras, comme s’il avait reçu une décharge électrique. Il contemple alors son piano d’un air perplexe avec l’air de dire: Tiens, c’est bizarre, ça sonne monstrueux, ce machin-là. Toujours il les regarde, ses mains. En général, un pianiste regarde droit devant lui, et il peut continuer à jouer quand on éteint la lumière. On parlait de Bud, lui ne regarde jamais ses mains. Le clavier, il le sent, il le voit dans sa tête, il le touche, mais il ne le regarde pas. Depuis le temps qu’on l’arpente, ce mètre vingt-cinq de notes, on devrait commencer à le connaître, non ? Monk, lui, essaie des mouvements, croise les bras, écrase une note. Toujours partant pour quelque chose de neuf. On ne sait jamais. C’est quand même incroyable de conserver jusqu’au bout cet étonnement naïf, immédiatement communicatif, devant son instrument. Un peu comme si le piano jouait-tout seul. Ou comme s’il le faisait parler de façon imprévisible, même pour lui, en inventant les règles au fur et à mesure. Mais dans cette hésitation même, l’assurance, magistrale. Jamais on n’attrapera Monk à faire ces arpèges en guimauve dont les pianistes sont si friands, qui se finissent à l’extrémité du clavier, et qui les transforment momentanément en harpistes. Il vise toujours quelque chose, tout particulièrement la dernière note d’un arpège. Il est possible que dans le mouvement, une ou deux notes passent à l’as, deviennent des notes fantômes, mais certainement pas la dernière. Oui, avec Monk, on va toujours quelque part, même si c’est la surprise qui nous attend au bout.
Laurent de Wilde – Monk – Folio – Gallimard 1996