Deux sœurs

Deux Soeurs – Fusain + huile sur toile – 175 x 70 cm

Anna-Marie nait en 1913. Irène sa sœur en 14. Irène aura trois enfants, un fils qui naît en 1937, deux filles, Marie qui décède à 8 mois, Christiane qui naît en 1949. Albert le mari d’Irène est né en 11, un 29 février.

Les lettres qu’il envoie d’Algérie à destination de sa famille sont marquées des deux lettres F. M., Franchise militaire.
Il reçoit en Algérie des lettres de Métropole, écrite par sa mère, tous les jours.
« Ta tante ne va pas très bien… Le docteur dit qu’elle se trouverait mieux après un séjour à Niort. Nous ne savons comment réagir. Hier encore…»

Il y a eut des mots écrits, ceux des journaux…, qu’on a du mal à écrire, ceux que l’on dirait. Peu ou pas d’images. Annie Ernaux, qui écrit sur l’année 1958 (Mémoire de fille – 2016) : P. 75 : « je lis sur Internet, la liste des attentats (contre Soustelle, une passante tuée, 3 blessés) – des sabotages de voie ferrées , mitraillage de cafés et de commissariat, incendies d’usines. (Simca à Poissy, Péchiney à Grenoble et de rafffineries (Notre-Dame de Gravenchon – Marseille) qui ont lieu quasiment tous les jours de la fin Août (quinze attentat le 25) à la fin septembre 1958. La plupart rapportés par les journaux (Le monde, le Figaro, l’Humanité, Combat). Pas à la télévision semble-t-il. »

On ne lit pas ces journaux, il n’y a de toute façon pas de télé à la maison. Combien y-en-a-t-il au village ?

Toujours cette quasi absence de source familiale. La photo des 2 sœurs que mon père tient serrée dans ses papiers, dans son porte-feuille, la photo de sa mère, ma grand mère Irène, et de sa tante.

Comment commence-t’elle ces lettres ?

Des lettres envoyées chaque jour du village au CIT 160 à Beni Messous. Il ne reste rien, il les a détruites, il y a peu. Peut-être parce qu’il a vu que je fouillais et qu’il n’aime pas bien ça, peut-être parce qu’il savait ce qu’elles contenaient et qu’il préférait que rien ne filtre, peut-être qu’il a juste dit qu’il les avaient détruites, alors qu’il n’en est rien. Secret espoir qui me permet de croire qu’un jour peut-être je les trouverai. Lire, ce qui ne devait être que menus faits de la banalité des jours ne changerait rien à l’affaire.

(et puis par hasard, j’en découvre deux. Alors qu’il n’a plus la force de lutter. Je fouille un peu dans les papiers et je trouve des lettres datés de 1959. Quelques lettres des copains de régiments qui lui écrive alors qu’il vient de rentrer en France, et deux lettres de sa mère à l’orthographe approximative, sur un papier à lettre ligné jauni. Elle commence par « bien cher Robert ». Des anecdotes de la vie quotidienne, les maladies, les morts… mais aussi les mariages, les matchs de foot, des anecdotes qui relate la bonne humeur à l’atelier de son mari cordonnier, des nouvelles de la petite sœeur a qui l’on vient d’offrir un réveil et qui est « aux anges ».

Sur la photo que j’ai reproduite, les deux sœurs doivent avoir une vingtaine d’années. Ce qui permet de dater la photo d’avant-guerre, de 34 ou 35. Deux sœurs. Irène, ma grand-mère , « mémé Albert ». On accolait le prénom de son mari, mon grand-père, à son grade. – Afin de nier un peu plus sa lignée, le nom de son père, en effaçant le prénom qu’il lui avait donné, signe de sa féminité ?  Sa féminité malgré la raideur des traits est pourtant visible. – Ce visage ne ressemble pas au visage marqué d’une petite femme courbée, bossue et cassée par les années d’usine, que j’ai connu.

Irène a sans doute raconté dans ses courriers journaliers à son fils que sa sœur a perdu un peu la tête, qu’elle a eu tendance à abuser un peu de la bouteille et qu’on a du la prendre en charge… Sur une des seuls photos datée qui ont été conservées, en 1957, pour l’anniversaire d’une amie, Anna-Marie apparaît sombre, lunaire, absente. Je cherche à trouver quelque chose à dérouler à partir de cette image mais ce sont toujours les mêmes mots qui reviennent, l’ordre dans lesquels ils s’agencent est un peu différents, cependant, toujours les mêmes pauvres notes, je ne découvre rien de plus. Mais c’est la seule manière de s’approcher un peu. Les dossiers médicaux sur lesquels je pensais, un temps, mettre la main ne sont, semble-t-il, que conservées pendant 20 ans et si par hasard ils subsistaient, ils ne pourraient être consultées que sur demande d’un ayant droit et ce pour défendre l’honneur du défunt. J’imagine un descendant engageant les démarches généalogique. Il trouverait sans doute une photo d’identité, des dates, des listes de traitements divers. Des rapports ? Des diagnostics ?
Ecrire à l’hopital ? Pourquoi pas, mais sous quel prétexte ?

Le dossier d’hospitalisation de sa tante Anna-Marie n’est pas en ma possession, si tant est qu’il existe. Troubles psychiatriques ? C’est probable, puisqu’elle résidera, jusqu’à la fin de sa vie dans le service psychiatrique de l’hôpital de Niort. Bien intégrée à ce que l’on dit, elle en serait presque devenue une des intendantes. Mythe qui valoriserait son bon comportement. Finalement, c’est un peu comme si elle faisait un peu partie du personnel de l’établissement. Sa mère, qu’elle voyait marcher hagarde dans la cour par la fenêtre de sa chambre, y était entrée bien des années avant elle.

J’ai relié le fond du tableau à ma production actuelle, le jardin ; les grandes feuilles de citrouille, les herbes folles, la terre terrassée par les pas successifs, ressassée, et le ciel jaunit d’un soir ; la vieille photo fanée, le charbon des visages et des coiffures, les tissus (qui apparaissent discrètement fantaisies sur l’agrandissement de la photo et que je représente comme je les vois sur l’original, terne un peu rêches.). J’accroche le tableau à l’atelier. Les regardeurs datent l’image des années trente. On trouve Irène moins sur la défensive qu’Anna-Marie. On lit sur leur main le labeur, la classe sociale.

Il a pris la photo dans l’album avant de partir. Ce n’est pas une image des deux femmes qu’il reconnaît. Il sait que c’est sa mère et sa tante avec qu’il il vit, il les retrouve. Il aurait pu les photographier pour garder une image du jour de ce départ (ou quelques jours avant afin de faire tirer les clichés – chez Talon-photographe.), non, celle-là, il l’emporte avec lui, impossible qu’il oublie. Un air de jeunesse d’avant sa naissance. Il la emportée parce qu’elle avait été prise dans le jardin. 20 ans plus tôt qu’importe ; les hortensias, les choux, le chemin… C’est un peu le jardin qu’il a emporté avec lui, en noir et blanc, c’est quand-même la couleur qu’il charge cette photo de lui rappeler là-bas.

Sur les quelques autres photos que je retrouve dans la boîte, Anna-Marie est sombre, introvertie ou hilare (au mariage de sa sœur). A l’anniversaire entre filles en 1957 (c’est datées, c’est la copine qui date, elle a 44 ans ; A Nana, souvenir de mes 20 ans, le 23-11-57 – Geneviève) – Sa sœur ainée Anna-Marie, On la affublée d’un sobriquet, Nana. Ce qui renvoie au roman. –  elle est debout, elle discourt. Un poing sur la hanche, l’autre bras en l’air. Les doigts qui tiennent sa cigarette, – des gauloises sans filtre qu’elle fumera jusqu’au bout -, ivre ? on aperçoit des bouteilles vides sur la table, en colère ? Sur une autre photo, du même groupe auquel se sont joints cette fois deux hommes – pour le repas probablement, elle fait une moue de fille. Après la fête, elle se tourne parallèlement vers l’objectif, ostensiblement. Sur une autre photo, entourée d’hommes, elle apparaît mieux dans son corps. Souriante. On la disait arrogante parfois. C’est cette histoire avec un des hommes qui l’aurait conduite à ses crises de folie (décompensation), à errer la nuit en hurlant.

Quant il est parti en Algérie, elle n’avait pas encore été conduite à l’hôpital, à son retour elle n’habitait plus la maison. (Rue de l’hôpital!). Celle qu’il acquerra plus tard, à crédit. La maison familiale.

Il a aussi emporté avec lui la photo ou sa petite sœur martyrise le chien afin qu’il prenne la pose.

Cette photo, ce fils l’a emporté avec lui. Comme s’il y avait quelque chose de plus intime, de plus proche de lui, que ce qu’il connait d’elle qui lui écrit chaque jour.

L’histoire qui bouscule, s’inscrit, marque au fer ses protagonistes (réels ou virtuels aujourd’hui), les comptabilise pour les livres scolaires.
Et leur petite histoire personnelle, étouffée, avalée…
(tout passe par les femmes… et du côté du père, du côté du silence du père ?)

Une petite bonne-femme bossue, l’épouse du cordonnier…

– René est venu cet après-midi m’apporter du travail.
– Ah.
(Je suis caché derrière les jambes de mon père, visite au grand-papa (pépé) à la grand-maman (mémé).
L’atelier est à gauche en entrant, le couloir file vers la cuisine où le rectangle de lumière ne montre rien, mais laisse entendre, respirer, l’ambiance laborieuse.)
C’est René qui apporte du travail pour la famille X ou Y. René prendra en commission la presque totalité de la facture et il offrira (en dédommagement) une chopine de rouge au grand-père.
– Papa ? C’est qui René ?
Le vieil homme (il est assis devant la fenêtre qui donne sur la rue, la pipe fumante entre les dents) continue sans broncher.
– Auf ! (un souffle) en riant, grimaçant, je les connais bien… et puis… ça ira comme ça.
L’activité première du grand-père, c’est le patronage, le club sportif (il en est le président), la gym, le foot. C’est sa vie. Il les connaît tous.
C’est la grand-mère qui ramène de quoi remplir la gamelle. De l’usine. Des chaussures aussi, manufacturées. Le début de la fin de la profession de cordonnier.
– Des cartables à réparer, cela prendra bien la journée de demain.
Il rallume sa bouffarde.
Il fait comme il veut.
– Allez salut.
C’est l’heure de sa partie de carte au café du coin. Chez Marco.
Des hurlements dans la rue alors que l’homme imposant passe son paletot sans forme, des cavalcades (est-ce que ça recommence ? non, ce n’est plus possible. Ces cris ? Fruits de son imagination ? Il ne les a jamais entendus… la nuit, quand il dort, il les entends, il a pu se rendre compte de leur force ; il se réveille certain matin, son corps comme dévasté).

– J’irai voir maman demain.
– Par ce froid ?
Le père essaie un peu de dissuader le grand-père (le fils tremble pour son père). Mais il sait bien que quand le vieux a quelque chose dans la caboche…  Le gamin avance un peu dans l’atelier.
– Qu’est-ce que c’est ça ?
– Le tranchet, le couteau à pieds”
– Et ça ?
– La presse à découper et les emporte-pièce.
– Et ça ?
– Des formes à monter.
Elles sont alignées contre le mur, de toutes pointures.
– Et ça ?
– Des alênes.
– Ça, c’est des outils de meurtriers !

La grand-mère est au fourneau, elle cuisine du lapin pour ce soir et pour les jours suivants. C’est le voisin qui l’a apporté, qui l’a chassé… le voisin ou René ? L’homme à la pipe a connu sa guerre. Prisonnier en quarante. Un voyage en péniche sur le Rhin, jusqu’à Cologne… cordonnier en chef !  Leurs pères à tous les deux ? le père de la petite femme bossue et celui de l’homme à la pipe ? Victimes de la Grande guerre, crevés sur le champs de bataille ou plus modestement d’une maladie des poumons contracté aux combats. Pourquoi pas sur le même champ de bataille, le même jour de la même année à la même heure ?
Une minute fatale… foudroyés ou affecté.
Gigantesque boucherie… un jour, une heure, un corps encore fumant. Puis rien.

Et puis en remontant l’arbre généalogique, en fouillant les archives : le père des deux sœurs aurait-été mobilisé comme réserviste. Né en 1885, il aurait eut 29 ans en 14. Je ne trouve pas trace des dates de sa mort. A-t-il fait la guerre ? Je ne trouve pas son nom sur la liste des morts pour la Patrie. Il était cultivateur comme ses aïeux.
Je ne trouve pas non plus la date de décès de la mère des deux sœurs. Tant qu’on n’a pas cherché dans les archives de l’asile.
Ils se sont mariés en 1912

je sais maintenant que mon arrière grand-mère, la mère des deux sœurs, fut servante un temps. qu’elle était la fille d’un cultivateur né en 1837 (mort en 1894), et d’une journalière née en 1842 (ou 40). Je retrouve la trace de cette ouvrière agricole payée à la journée en 1906 (mon arrière-arrière grand mère), elle est veuve et chargée de famille. Elle a un frère aîné. (En 1872, un recensement atteste que son père, sa mère et son frère vivent chez les parents de son père.). Elle est née en 1882. Son père est mort 12 ans plus tard.
Orpheline à douze ans, mariée à 20 ans, mère à 21, un seconde fois à 22 ans. Elle est servante.

– Qu’est devenu grand-mère ?
– Elle n’est plus là.
– Où est-elle ?
– Ne t’inquiète pas.

Et l’homme (pas encore grand-père) prenait son vélomoteur (faisait quelques pauses pour rallumer sa pipe, se réchauffer) et se rendait à la ville. Il n’emmenait pas son épouse (petite femme qui se courbait tranquillement, sans bruit). Une soixantaine de kilomètres. On l’autorisait à la voir, une fois par mois. Son fils l’accompagnait parfois. Ils se rendaient à l’asile à bicyclette alors.

– Je l’ai aperçu une ou deux fois (l’enfant a grandi, il pose des questions, le père parle, un peu) dans une cour sale où on la laissait marcher, elle ne reconnaissait personne. Elle reconnaissait ce jeune homme à peine, comme quelqu’un qui venait la voir de temps en temps, jamais comme son enfant, ni l’enfant de son enfant. Elle avait oublié sa fille qui ne venait jamais lui rendre visite, pas la place pour une femme… (et que dissimulait-elle, la fille, l’héritière du sang, en parlait-elle autrement qu’endormit ou dans des chuchotements à l’église ?)
– Comment était-elle ?
– Je n’ai pas beaucoup de souvenirs… une silhouette… petite… courbée …

Nana. La sœur de la grand-mère voûtée. Des histoires de cœur dit-on propre à conduire directement à l’asile…
allez ! encore un effort ?
– Des hurlements. Un peu trop d’alcool ? Sans doute. Une femme seule. Quelque histoire sentimentale ? Une histoire… rien de sérieux… C’est depuis ce jour-là. Il l’avait quitté comme ça…Ou plutôt n’a-t-il jamais voulu d’elle ? (Un soir, il est venu chez elle… oui… sa réputation de chaud lapin… Ça ne veut rien dire.). C’est ce jour-là qu’elle a compris qu’il ne voudrait jamais d’elle. Qui était-il ? On n’en sait rien. On dit que c’était quelqu’un d’important. Qu’est ce qu’elle s’était mis en tête. Oui… elle marchait, hurlait… Ça ameutait tout le monde… Enfin quand je dis le monde. Surtout les voisins… les ** oui, eux, ils reluquaient la maison. C’est une histoire ancienne… mais les rancœurs, les haines se transmettent comme ça. Sans que l’on sache vraiment comment, ni réellement pourquoi… On ne fait rien, rien de plus, rien de moins, on laisse “ça” en l’état. Mon père à bien écrit une lettre afin de chercher à comprendre. Une lettre au médecin de la ville.
– On lui a répondu ?
– Qu’est-ce qu’il pouvait lui répondre. Il a été préférable de l’interner… Ce n’a pas été une décision facile à prendre…
– Dans le même asile que ta grand-mère ?
– Oui.

Une femme seule erre en geignant le long de la rivière. Il fait nuit.  Elle hésite à se jeter, là comme on jette une pierre et qu’on oublie.

Deux sœurs, une mère internée pour cause de « dépression, et à cette époque là… ». A cette époque là on ne parlait pas de dépression, on plaçait à l’asile. Les deux sœurs furent séparée, (placées chacune chez une tante.). «  Pour Anna-Maria se fut assez facile, si cela peut-être facile de se retrouver sans sa mère, sans son père, sans sa sœur, mais enfin la tante B. était douce avec elle. Elle travailla très tôt à l’usine mais enfin elle eut une enfance assez tranquille. Pour Irène, ce fut beaucoup plus douloureux. La femme qui l’hébergeait (Les A…?) était très sévère envers elle. Elle travailla d’abord à la Ferme, puis dans un café au village où elle rencontra son futut mari. Elle finira elle aussi à l’usine G. Industrie de chaussures, tout cuir ; l’odeur du cuir, les mains de travailleuses.

Sur une des photos conservées de Nana, on la voit enlacée à une fille, couchée dans l’herbe. On la voit avec la même fille bras dessous bras dessus, en costume traditionnel régional. Sur la place d’un village, devant un bar, elle pose de trois-quart, souriante. Elle est habillée comme un homme, salopette, imper, béret, un livre à la main. L’ombre de la silhouette du ou de la photographe apparaît à droite de la pose. (la même fille?). Qui les a prises en photo, là, toutes les deux enlacées.

Pour Irène travailler dans un bar endurcit. Pour Anna-Marie sortir dans un bar n’influe pas de la même manière.

On imagine qu’une jeune fille de vingt ans d’avant guerre eut chercher à s’encanailler. Je me prends à imaginer l’une et l’autre de deux frangines comme à Simone de Beauvoir « Mémoire d’une jeune fille rangée (1958). Folio P.374 sq

« Si jamais tu veux t’offrir une petite virée, fais signe à Riquet », m’avait dit Jacques. J’envoyai un mot au jeune Bresson que je retrouvai un soir vers six heures au Stryx; on parla de Jacques, qu’il admirait; mais le bar était désert et il n’arriva rien. Il arriva peu de chose cet autre soir où je montai prendre un apéritif au bar de la Rotonde; quelques jeunes gens causaient entre eux, d’un air timide ; les tables de bois blancs, les chaises normandes, les rideaux rouges et blancs ne semblaient pas receler plus de mystère qu’une arrière-boutique de pâtissier. Cependant, quand je voulus payer mon sherry-gobler, le gros barman roux refusa mon argent; cet incident – que jamais je n’élucidai – touchait discrètement au prodige et m’encouragea. Je m’arrangeai, en quittant la maison de bonne heure, en arrivant en retard à mon cercle, pour passer une heure au Vikings chacun des soirs où j’allais à Belleville. Une fois, je bus deux gin-fizz : c’était trop ; je les vomis dans le métro ; quand je poussai la porte du Centre mes jambes flageolaient, j’avais le front couvert de sueur froide : on me crut malade, on m’étendit sur un divan en me félicitant de mon courage. Ma cousine Madeleine vint passer quelques jours à Paris : je sautai sur l’occasion. Elle avait vingt-trois ans, et ma mère nous autorisa à aller un soir toutes les deux seules au théâtre : en fait, nous avions comploté de courir les mauvais lieux. Les choses faillirent se gâter parce que, au moment de quitter la maison, Madeleine s’amusa à me mettre un peu de rose au pommettes : je trouvais ça joli, et quand ma mère m’enjoignit de me débarbouiller, je protestai. Sans doute crut-elle apercevoir sur ma joue l’empreinte fourchue de Satan ; elle m’exorcisa d’un soufflet. Je cédai en grinçant des dents. Elle me laissa tout de même sortir et nous nous dirigeâmes, cousine et moi, vers Montmartre. Nous errâmes, longtemps sous la lumière des enseignes au néon : nous ne nous décidions pas à choisir. Nous nous fourvoyâmes dans deux bars, mornes comme des crémeries et nous échouâmes rue Lepic, dans un atroce petit bouge où des garçons de mœurs légères attendaient le client. Deux d’entre eux s’assirent à notre table, étonnés par notre intrusion, car nous n’étions visiblement pas des concurrentes. Nous bâillâmes en commun pendant un long moment : le dégoût me serrait le cœur. Cependant, je persévérai. Je racontai à mes parents que le Centre de Belleville préparait pour le 14 Juillet une séance récréative, que je faisais répéter une comédie à mes élèves et qu’il me fallait disposer de plusieurs soirées par semaine ; je prétendis dépenser au bénéfice des Equipes l’argent que je consumais en gin-fizz. J’allais ordinairement au Jockey, boulevard Montparnasse : Jacques m’en avait parlé, et j’aimais, sur les murs, les affiches coloriées où se mêlaient le canotier de Chevalier, les souliers de Charlot, le sourire de Greta Garbo; j’aimais les bouteilles lumineuses, les petits drapeaux bigarrés, l’odeur de tabac et d’alcool, les voix, les rires, le saxophone. Les femmes m’émerveillaient: il n’y avait pas de mots dans mon vocabulaire pour désigner le tissu de leurs robes, la couleur de leurs cheveux ; je n’imaginais pas qu’on put acheter dans aucun magasin leurs bas impalpables, leurs escarpins, le rouge de leurs lèvres. Je les entendais débattre avec des hommes le tarif de leurs nuits et des complaisances dont elles les régaleraient. Mon imagination ne réagissait pas : je l’avais bloquée. Les premiers temps surtout, il n’y avait pas autour de moi des gens de chair et d’os mais des allégories : l’inquiétude, la futilité, l’hébétude, le désespoir, le génie peut-être, et sûrement le vice aux multiples visages. Je restais convaincue que le péché est la place béante de Dieu et je me perchais sur mon tabouret avec la ferveur qui me prostrait, enfant, aux pieds du Saint-Sacrement : je touchais la même présence ; le jazz avait remplacé la grande voix de l’orgue, et je guettais l’aventure comme autrefois j’attendais l’extase. « Dans les bars, m’avait dit Jacques, il suffit de faire n’importe quoi, et les choses arrivent. »  Je faisais n’importe quoi. Si un client entrait, le chapeau sur la tête, je criais : « Chapeau! » et je jetais en l’air son couvre-chef. Je cassais un verre, par-ci par là. Je pérorais, j’interpellais les habitués que j’ essayais, naïvement, de mystifier : je me prétendais modèle, ou putain. Avec ma robe fanée, mes gros bas, mes souliers plats, mon visage sans art, je ne trompais personne. « Vous n’avez pas la touche qu’il faut », me dit un boiteux aux yeux cerclés d’écaille. « Vous êtes une petite bourgeoise qui veut jouer à la bohème », conclut un homme au nez crochu qui écrivait des romans-feuilletons. Je protestai : le boiteux dessina quelque chose sur un bout de papier. « Voilà ce qu’il faut faire et se laisser faire dans le métier de courtisane. » Je gardai mon sang-froid : « C’est très mal dessiné », dis-je. « C’est ressemblant»; il ouvrit sa braguette et cette fois, je détournai les yeux. «  Ça ne m’intéresse pas. » Ils rirent. « Vous voyez! dit le feuilletoniste. Une vraie pute aurait regardé et dit : « Il n’y a pas de quoi se vanter! » L’alcool aidant, j’encaissais froidement les obscénités. D’ailleurs on me laissait en paix. Il arrivait qu’on m’offrît un verre, qu’on m’invitât à danser, rien de plus : évidemment, je décourageais la lubricité. Ma sœur participa plusieurs fois à ces équipées ; pour se donner mauvais genre, elle mettait son chapeau de travers et croisait haut les jambes. Nous parlions fort, nous ricanions bruyamment. Ou bien, nous entrions l’une après l’autre dans le bar, feignant de ne pas nous connaître et nous faisions semblant de nous disputer : nous nous prenions aux cheveux, nous glapissions des insultes, heureuses si cette exhibition surprenait un instant le public. Les soirs où je restais à la maison, je supportais mal la tranquillité de ma chambre ; je cherchai de nouveau des voies mystiques. Une nuit, je sommai Dieu s’il existait de se déclarer. II se tint coi et plus jamais je ne lui adressai la parole. Au fond, j’étais très contente qu’il n’existât pas. J’aurais détesté que la partie,qui était en train de se jouer ici-bas eût déjà son dénouement dans l’éternité. En tout cas, il y avait maintenant sur terre un endroit où je me sentais à mon aise; le Jockey me devenait familier, j’y retrouvais des figures de connaissance, je m’y plaisais de plus en plus. Il suffisait d’un gin-fizz, et ma solitude fondait : tous les hommes étaient frères, nous nous comprenions tous, tout le monde s’aimait. Plus de problème, de regret, d’attente : le présent me remplissait. Je dansais, des bras m’étreignaient et mon corps pressentait des évasions, des abandons plus faciles et plus apaisants que mes délires ; loin de m’en offusquer comme à seize ans, je trouvais consolant qu’une main inconnue put avoir sur ma nuque une chaleur, une douceur qui ressemblait à la tendresse. Je ne comprenais rien aux gens qui m’entouraient, mais peu m’importait : j’étais dépaysée; et j’avais l’impression qu’enfin je touchais du doigt la liberté. J’avais fait des progrès depuis l’époque où j’hésitais à marcher dans la rue à côté d’un jeune homme : je défiais allégrement les convenances et l’autorité. L’attrait qu’avaient pour moi les bars et les dancings venait en grande partie de leur caractère illicite. Jamais ma mère n’aurait accepté d’y mettre les pieds; mon père eût été scandalisé de m’y voir, et Pradelle affligé ; j’éprouvais une grande satisfaction à me savoir radicalement hors la loi. Peu à peu je m’enhardis. Je me laissai accoster dans les rues, j’allai boire au bistrot avec des inconnus. Un soir, je montai dans une automobile qui m’avait suivie le long des grands boulevards. « On va faire un tour à Robinson? » proposa le conducteur. Il n’avait rien de plaisant et que deviendrais-je s’il me laissait en plan à minuit, à dix kilomètres de Paris? Mais j’avais des principes: « Vivre dangereusement. Ne rien refuser », disaient Gide, Rivière, les surréalistes, et Jacques. « D’accord », dis-je. Place de la Bastille, à la terrasse d’un café, nous bûmes maussadement des cocktails. Une fois remontés dans l’auto, l’homme effleura mon genou: je m’écartai vivement.

« Alors quoi? vous vous faites trimbaler en voiture, et vous ne voulez même pas qu’on vous touche? » Sa voix avait changé. II arrêta l’auto et essaya de m’embrasser. Je m’enfuis, poursuivie par ses insultes. J’attrapai le dernier métro. Je me rendais compte que je l’avais échappé belle; cependant je me félicitai d’avoir fait un acte vraiment gratuit. Un autre soir, dans une kermesse de l’avenue de Clichy, je jouai au football en miniature avec un jeune voyou qui avait la joue barrée d’une cicatrice rose; nous avons tiré à la carabine, et il insista pour payer toutes les parties. Il me présenta un ami et il m’offrit un café crème. Quand je vis démarrer mon dernier autobus, je lui dis adieu et je partis en courant. Ils me rattrapèrent au moment où j’allais sauter sur la plate-forme; ils me saisirent aux épaules : «  C’est pas des façons! » Le receveur hésitait, la main sur la sonnette ; puis il tira la poignée et l’autobus s’ébranla. J’écumais de colère. Les deux garçons m’assurèrent que c’était moi qui avais eu tort : on ne laisse pas tomber les gens sans prévenir. Nous nous réconciliâmes et ils insistèrent pour m’accompagner à pied jusqu’à la maison : je pris soin de leur expliquer qu’ils ne devaient rien attendre de moi, mais ils s’obstinèrent. Rue Cassette, au coin de la rue de Rennes, le voyou à la cicatrice me prit par la taille: « Quand se revoit-on? – Quand vous voudrez », dis-je lâchement. Il essaya de m’embrasser, je me débattis. Quatre agents cyclistes apparurent; je n’osai pas les appeler mais mon agresseur me lâcha et nous fîmes quelques pas vers la maison. La ronde passée, de nouveau il m’empoigna : « Tu ne viendras pas au rendez-vous : tu as voulu me faire marcher! J’aime pas ça! Tu mérites une leçon. » Il n’avait pas l’air bon : il allait me frapper ou m’embrasser à pleine bouche, et je ne sais pas ce qui m’effrayait le plus. L’ami s’interposa : « Allons! on peut s’arranger. Il râle parce que vous lui avez coûté de l’argent, c’est tout.» Je vidai mon sac.« Je me fous de l’argent! dit l’autre. Je veux lui donner une leçon. » Il finit tout de marne par me prendre ma fortune : quinze francs. « Pas même de quoi se payer une femme! » dit-il hargneuusement. Je rentrai chez moi ; j’avais eu vraiment peur.

Mais il n’y a rien de comparable entre une jeune fille bourgeoise à Paris en rébellion et une gamine de la campagne. Sinon qu’on protégeait ses filles de ce dont on savait capables les hommes.