mythe et généalogie

L’exposition « L’image Introuvable » est une collection de peintures, re-présentations d’images de la fin des années 1950. En regardant les photographies conservées par mon père lors de son service militaire en Algérie entre 1957 et 1959, je me demandais quelles images il pouvait bien avoir en tête de ce moment-là. Je l’interrogeais : guère de réponse. Ma mère, de cette époque, avait aussi conservé des photographies. Il n’y avait rien à en dire non plus, sinon des bribes de souvenirs confus. A partir de ces photos de familles prises avant ma naissance, j’ai cherché des images contemporaines de ces images privées, et appartenant à la mémoire collective. Je me suis vite aperçu qu’elles appartenaient à un même espace. J’étais devant les images diffusées alors, comme devant les images privées, familiales. Une image privée montre une époque, les styles vestimentaires,  les coupes de cheveux, les accessoires, les lieux… Les images publiques s’inscrivent et se mélangent aux premières, sont privatisées à leur tour.

Pour un peintre, tout ce qui passe devant ses yeux est envisagé comme à peindre, à fixer sur une toile cadrée. Peindre c’est chercher à donner de la présence tangible à des choses vues. Mais ce qui passait devant mes yeux, existait déjà comme images cadrées ; je ne pourrais que les re-produire. Je ne pourrais me les approprier, construire une image personnelle, sinon par le choix d’une image plutôt que d’une autre et par le déplacement de ces images dans mes peintures et par l’accumulation de celles-ci. Je reproduirais certaines des images qui apparaissaient au fil de ma plongée dans la masse d’archives conservées, masse d’images de plus en plus accessible, déversée en flot continu. Une accumulation d’image glanées, dans l’enchevêtrement des ramifications de ce que nous a laissé le passé.

Bibliothèques, médiathèques, cinémathèques, musées… et puis Internet. Toutes les archives sont disponibles, vous tirez un fil, de fil en aiguille… archives sonores, visuelles, actualités, ciné, peintures, littératures, articles. L’hypertexte est sur tout vos écrans.
Nous sommes devant la somme d’archives. Pour la première fois dans l’histoire l’homme est à même de consulter des pans entiers de la mémoire : textes, images, sons. Les bibliothèques se numérisent, les mots écrits, les images, les sons, les voix, se partagent, les historiens, les universitaires, les éditeurs, les amateurs, tout un chacun met à disposition ce qu’il prend pour l’universel puisque singulier.  Vous vous demandez à quoi pourrait bien ressembler la voix qui parle, vous saisissez son nom et toute sa vie médiatique se propose en liste sous vos yeux, une image est plaquée instantanément et votre imagination se réduit en un cliché. Vous cliquez sur un lien et tout se développe, se déplie. Vous aurez bien-entendu plus d’information qu’en aurait jamais pu recueillir n’importe quel acteur de l’évènement. C’est un jeu vite étouffant, on ne débrouille jamais cette forêt vierge. Les hommes sont contradictoires, ont leurs points de vue, leurs certitudes pourtant bien subjectives. Angle obtus, aigus, prisme déformant.

Je poserai donc des digues afin d’éviter d’être enseveli. La forme imaginaire, sculpture de sable, serait vite recouverte par trop de matière. Sculpter c’est retirer de la matière. Les jours s’inscrivent dans leur continuité 1957-1959. Entre les deux combien d’images ? Combien de kilomètres de films, de bandes magnétiques ? Combien d’heures d’écoutes ? Combien de pages imprimées ?

On conserve ce qui est archivé, on archive ce qui est diffusé… toute petite part de ce qui fut.

Ces images accumulées, lorsqu’on les attache aux images familiales permettent de se constituer, une généalogie fictionnelle. Ces images sont généalogiques puisqu’elles participaient a ce qui allait nous faire, fictionnelle parce que rien ne prouve qu’elles y ont vraiment participé.

La photographie dit au passé. Souvenir, aïeux, disparus, enfance, cela a été. La photo c’est l’absence.
Je suis toujours au passé lorsque je suis devant une photographie. Ce qui a été pris à tel moment d’un temps révolu.

Au cinéma, c’est l’attente puis le mouvement – des images succèdent aux images, Photos en mouvement ; fascination. Mais, au cinéma, je ne suis pas à l’intérieur des images, elles me tiennent en haleine mais m’échappent. Suspens qui me conduit au fond noir – fin – générique. Un film laisse de plus ou moins nombreuses images photographiques mentales, mémoire d’un « vu », sans trace. Absent. Il faut revoir le film… au présent de l’attente. Le cinéma se regarde et se raconte : « C’est l’histoire de… ».

Porter certaines images photographiques ou cinématographiques, informatives ou bien publicitaires, à la peinture me permettrait de leur donner une présence, de les présenter à nouveau (de les re-présenter).

La seule manière d’approcher cette présence multiple et composite serait alors de proposer une exposition. La simultanéité de ces images serait introuvable dans quelque angle où on se situerait dans la salle d’exposition, mais on pourrait au plus proche, participer de cette expérience, d’une accumulation d’images.

L’expo de tableaux ne raconte rien, produit, juste une confrontation d’images.

Intercaler entre ces images publiques d’une époque à laquelle ils ne participaient que par le cinéma, les actualités, des photos des archives familiales, de mes futurs parents. Sans légende, ces images ne sont pas plus personnelles que les autres. Sans légende, les images publiques ne deviennent pas moins personnelles. Ce sont des citations sorties de leur contexte. Ex-citations à revenir au texte original et par le déplacement, elles composent un nouvel ensemble.

Ce qui survient est-il la conséquence logique de ce qui s’est produit et est-il la cause de qui va se passer, inéluctablement ? Le présent semble pourtant survenir, comme une image surgit, subitement, entièrement, sans légende.

Pour parler de ce qui se passa entre 1957 et 1959 il faudrait évoquer la guerre froide, les revendications d’indépendance, le début de la décolonisation…  la peinture abstraite… la littérature et la philosophie d’après les massacres de masse…  Des bombes qui explosent… Bardot, Sagan… Buffet.. Une génération spontanée. On pense à ce qui vient de se passer, on ne sait pas ce qui va surgir. On ne sait rien de l’histoire à laquelle on participe (de près ou de loin).

L’image introuvable est une image mythique, celle de la fin des années 50, mythe qui au-delà de ce qu’il montre cherche à donner comme « méta-langage », le développement infini du monde occidental : la nouveauté technologique, le sophistication des goûts, l’image des corps, métropolitains et indépendants. La puissance individuelle et collective, le « nouveau », cinéma, roman, musique, théâtre, les progrès techniques… C’est celui qui crée la nostalgie d’aujourd’hui. Les tenants du mythe conservateur, y voit la grandeur de la France, la supériorité occidentale, le Général comme leader incontesté et éternel sauveur de la Nation,  l’indépendance, la bourgeoisie dans l’Ordre Universel Éternel. La lutte contre l’aberration économique (la planification). Le succès de l’économique comme explication du monde et comme critère incontournable de progrès – La technique comme horizon – L’injonction de bonne santé, de prendre soin de sa santé ; l’espérance de vie en constante augmentation.

D’autres y verront aussi la libéralisation des peuples opprimés, les droits civiques, le progrès social, les prises de conscience comme horizon de la nature humaine.

Un des points du protocole de l’expérience consistait à laisser passer le temps comme les mois de service des appelés de mars 1957 à octobre 1959, soit 28 mois. – temps calendaire dont il est difficile de recueillir un témoignage direct des acteurs de terrain. Le temps ne s’éprouve qu’individuellement, il est ressenti, il peut accélérer, décélérer.

J’accumulerai des images. Peindre, lire, regarder (et manger et boire, guère de sorties) des journées très productives, d’autres moins. Les journées d’ennui, les journées d’action. Il faut dater le premier tableau de juillet 2013 ; Ascenseur pour l’échafaud – la Dauphine, la Vespa, Jeanne Moreau – et au début 2021, l’entreprise semble à peine commencer. Le temps personnel, temps de la séparation, est une infime part de l’accumulation de la pensée, de la production de la communauté dont il fait partie (même malgré lui). Si la (nouvelle) modernité tend à donner le temps de l’immédiateté, de l’uniformité des cultures, il reste une part aveugle de ce qui est pensé, donné à voir, à lire, à entendre. Je fais l’expérience d’accumuler (ce que je peux) d’une période donnée de l’histoire. L’expérience est un sans fond.
La somme d’informations foisonnantes empêche de voir, et peut-être que la censure, le contrôle, que le pouvoir imposait alors, n’était pas plus efficace pour empêcher de savoir. La rareté crée la curiosité, aiguise le désir.

Un des grands livres de la période étudiée est Mythologie de Roland Barthes, qui décrit, démonte les objets, les grandes figures de l’époque, les images qui font la Doxa et ce que peuvent en faire les différents pouvoirs pour induire, cacher, diriger. Le Mythe aujourd’hui est l’essai qui clôture l’ouvrage :

Pour Barthes le mythe est une parole. un système de communication, un message. C’est un mode de communication Le mythe est une forme. Tout peut être mythe qui est justifiable d’un discours. Le mythe ne se définit pas par l’objet de son message, mais par la façon dont il le profère. Chaque objet du monde peut passer d’une existence fermée, muette, à un état oral, ouvert à l’appropriation de la société, [à] un usage social qui s’ajoute à la pure matière. Le mythe est une parole choisie par l’histoire ; Le mythe ne cache rien : sa fonction est de déformer

Barthes :  «  le mythe a pour charge de fonder une intention historique en nature, une contingence en éternité »

« La meilleure arme contre le mythe c’est peut-être de le mythifier à son tour, c’est de produire un mythe artificiel et ce mythe reconstitué sera une véritable mythologie. Puisque le mythe vole le langage pourquoi ne pas voler le mythe ! Il suffira pour cela d’en faire lui-même le point de départ d’une troisième chaîne sémiologique, de poser sa signification.

et c’est Flaubert qu’il convoque, et Bouvard et Pécuchet,  des copistes.

 » le pouvoir du second mythe, c’est de fonder la premier en naïveté regardé »

Bouvard et Pécuchet ont le projet d’une encyclopédie, en copiant, en juxtaposant tout ce qu’il trouve..

« La copie est précisément l’emblème de Bouvard et Pécuchet. Copistes de métier, ils « inachèvent » leur parcours encyclopédique en « se mettant » à copier, non pas « comme autrefois », mais à neuf : renonçant à toute spéculation, ils optent pour le plaisir de l’élémentaire et pour la vengeance contre l’arrogance des livres précédemment lus. La copie des citations permet de souligner les absurdités et les contradictions, en se contentant de mettre en parallèle des morceaux de discours du siècle, déliés de leur contexte, souvent contradictoires, ou, qui, à l’inverse, partis de positions idéologiques opposées, disent la même chose. Pour Roland Barthes, la copie de Bouvard et Pécuchet est à la fois le modèle du plaisir de la scription, le modèle du texte comme imitation et travail de langages, et la mise en scène d’une problématique d’écriture de la doxa. » (A Herschberg Pierrot – ‎2017 https://journals.openedition.org/flaubert/2814)

La fin « des années 50”, est un système esthétique, qui privilégie la forme. Expression libre (libérée, libérable). Il y a tellement d’images que les peintres ne savent plus où ils en sont. On dirait qu’il ne pensent plus qu’ils en font. Il cherchent à en inventer comme leurs ancêtres avaient pu montrer à tous ce qu’ils voyaient. Avec leurs matériaux, leurs outils. Ils n’ont plus rien à montrer que leur lyrisme.

Le mythe de la toute puissance de l’image sur toute autre vérité. Comment l’image prend-elle le pouvoir sur tout autre forme de représentation du réel ?

pourquoi cette prétention a vouloir nous montrer la vie par l’image (actualités en continue). Pour l’homme de la télévision, l’ancêtre (plus docile ?) de l’homme relié, défilement d’images, du matin au soir. A heures fixes. (pas d’images diffusées la nuit). Les vedettes de l’écran, jouissent de l’aura, de la présence, encore un peu.

A la Naissance d’un monde où l’on va commencer à fabriquer des images en nombre et les déverser… jusqu’à aujourd’hui… Hypnotisés, en réseaux sociaux, abreuvés de photos, de vidéos, d’archives scannées, numérisées. Le « Ça a été. » dure très peu de temps, dans la totalité de l’immédiateté. Comment le voir, le regarder dans le recouvrement continuel d’une image par une autre.

L’exposition est un mytho-généalogie.

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